8 février 2012 – Olivier Torrès, professeur en management à l’université de Montpellier, chercheur associé à l’EM Lyon, a fait le point sur ses recherches en matière de santé des dirigeants de PME, commerçants et artisans à la veille de l’inauguration d’une chaire dédiée à ce sujet novateur.
Un article de presse comme déclencheur
« En 2008, dans une même édition du quotidien Midi Libre, 15 lignes ont été consacrées au suicide d’un artisan en faillite dans la rubrique « fait divers », alors que le suicide d’un salarié a été traité sur une page comme un fait de société. Le même phénomène avait été traduit avec un statut différent », raconte Olivier Torrès. Ce chercheur travaille pourtant depuis vingt ans sur les PME. Il décide alors d’orienter ses travaux sur la santé des dirigeants de PME, commerçants et artisans. Il réalise même une levée de fonds, recrute une équipe à cet effet et obtient un financement pour trois ans.
Moins de non-dits sur les baleines bleues
Les PME ont souvent été délaissées par les sciences sociales, humaines et médicales. « Avant nos travaux, il existait plus de statistiques sur les baleines bleues que sur la santé des dirigeants de PME ! Le phénomène n’est pas spécifiquement français. Même aux Etats-Unis, pays de la libre entreprise, il n’y a pas d’études sur le sujet. L’idéologie du leadership ne laisse aucun espace pour exprimer la souffrance », souligne Olivier Torrès.
En France, Christophe Déjours, psychiatre et spécialiste du travail, en particulier auteur de Souffrance en France (éditions du Seuil, 1998), « a fait une dénonciation pertinente du management, mais [ses ouvrages] analysent des mécanismes de domination qui concernent les seuls salariés. Or, les dirigeants sont eux aussi en situation de souffrance. Tous les jours, en France, deux dirigeants de PME se suicident » commente Olivier Torrès.
Ces patrons se suicident-ils pour des raisons personnelles ou professionnelles ? « On ne sait pas », admet Olivier Torrès, « même si, empiriquement, on peut avancer le « syndrome du dépôt de bilan », suivi d’une dépression, d’un éventuel divorce… (…) Le sentiment d’être perclus de dettes peut mettre dans une situation très fragile. »
Dangers et bienfaits de la proximité managériale
Pour le chercheur, la source de ces drames est à rechercher dans le management des patrons de PME, spécifique et d’une nature très différente de celui des grandes entreprises, appelé « management de proximité » ou « management premier ».
« Lorsqu’un patron de PME contracte un emprunt, il sera caution personnelle auprès de la banque, et donc exposé personnellement. Il est propriétaire de son outil de production et investit son propre argent. S’il dépose le bilan, il n’a plus rien. Ni indemnités de Pôle-Emploi, ni couverture sociale, au contraire d’un responsable d’une unité de production en succursale », explique Olivier Torrès.
Dans la même logique d’exposition personnelle beaucoup plus forte, un dirigeant de PME ne « gère » pas des « ressources humaines, filtrées par la DRH » sur un « marché ». Il est en contact direct et permanent avec « ses collaborateurs » ou « son équipe », de salariés, qu’il a personnellement recrutés, voire formés, et travaillent avec des « clients ». Au-delà du vocabulaire employé, l’environnement de la PME est régi par la loi proxémique, propre à la psychologie : « surévaluation de ce qui est proche, et sous-évaluation de ce qui est lointain ».
Choisir la personne licenciée
Ces « décisions proxémiques », à savoir dictées par la proximité, ont un impact à toutes les étapes de la vie d’une PME : «On transmettra une PME d’abord à ses enfants, puis à ses parties prenantes, et en dernier recours, à un tiers inconnu. La croissance sera plus organique qu’externe, comme pour les grandes entreprises. Et le financement préféré sera l’autofinancement, suivi du recours au banquier, et ensuite de l’ouverture du capital ».
Pour Olivier Torrès, ce type de management a également un impact direct sur la santé. En particulier, dans le cas d’un licenciement. Dans une grande entreprise, la décision est prise avec le conseil d’administration et mise en place par une DRH. « Des chercheurs comme Serge Moscovici ont montré que prendre une décision extrême est plus simple lorsque l’on est plusieurs que lorsque l’on est seul. Dans une TPE, le dirigeant doit déjà choisir la personne licenciée, parmi des salariés qu’il connaît tous personnellement, puis lui annoncer », précise Olivier Torrès.
Facteurs pathogènes et salutogènes
Plus globalement, « les dirigeants de PME, tout comme les salariés, sont soumis à 4 facteurs pathogènes majeurs : le stress, la surcharge de travail, l’incertitude et la solitude. Mais à des degrés plus importants. Par exemple, les patrons travaillent 65 heures par semaine, contre 55 heures pour les cadres supérieurs, selon une étude de la DARES. Ils sont plus sujets à éprouver leur santé mentale ou aux cas de burn-out. Mais tombent-ils tous pour autant comme des mouches ? », interroge Olivier Torrès.
« En fait, les dirigeants de PME sont en situation de contrainte choisie, et non subie comme pour les salariés. Et cela change tout ! » reprend immédiatement le chercheur.
En effet, trois facteurs salutogènes, c’est-à-dire favorisant la bonne santé, ont été mis en évidence pour les dirigeants de PME : la conviction de maîtriser son destin, l’endurance (ou hardiness, la capacité de rebondir après un échec) et l’optimisme. « Or, ne s’agit-il pas là de caractéristiques correspondant au système de valeur des entrepreneurs ? », insiste Olivier Torrès.
150 000 données réunies
L’observatoire Amarok de la santé des dirigeants de PME fondé par Olivier Torrès a réuni 150 000 données et peut livrer ses premiers résultats grâce à deux études, la première étude épidémiologique sur la santé des dirigeants de PME avec un panel de 1 000 personnes représentatives de ces dirigeants, et une étude mensuelle menée auprès de 370 chefs d’entreprise (bientôt 650), à travers un questionnaire détaillé et destiné à établir les liens entre leur santé et leur travail. Les résultats définitifs seront donnés le 18 juin 2012 lors de l’inauguration d’une chaire à Montpellier.
Premiers constats
D’après les premiers éléments, les patrons se portent plutôt bien. « Sur pratiquement toutes les variables, les chefs d’entreprise s’estiment en meilleure santé que les salariés, qu’il s’agisse des troubles musculo-squelettiques, ou même du stress », illustre Olivier Torrès. Reste que tous les patrons ne sont pas égaux devant la santé. « Les artisans, par exemple, ont un niveau de santé plutôt comparable à celui des ouvriers », ajoute le chercheur. Et le patron de TPE se porte mieux que celui de la PME. « La croissance serait-elle pathogène ? » s’interroge ouvertement Olivier Torrès. Cette tendance reste toutefois à approfondir avant d’être confirmée.
Autre signal d’alerte : sur certaines variables, comme la difficulté à concilier la vie personnelle et professionnelle et sur la qualité du sommeil, « les chefs d’entreprises sont plus nombreux que les salariés à donner des réponses vers les deux extrêmes, positifs et négatifs ». Conclusion du chercheur : « Je soupçonne que les dirigeants sont en meilleure santé, mais qu’ils sont plus exposés : quand ils craquent, ils tombent plus bas ! ».
Par ailleurs, les chefs d’entreprises « sont moins nombreux [que les salariés] à aller voir le médecin ». Mais le fait que cette population soit masculine explique pour l’essentiel ce phénomène. D’autre part, « les chefs d’entreprise font globalement moins de sport. Or, cette activité est une antidote à la sédentarité, laquelle crée du surpoids », soulève Olivier Torrès, qui a identifié une quinzaine de paramètres qui ont du sens pour son étude. Bref, « les chefs d’entreprise ont un rapport à la santé sous contrainte de temps. Ils ne sont pas dans une démarche de santé préventive, mais uniquement curative », conclut le chercheur.
L’observatoire Amarok a également comparé les maladies des chefs d’entreprise à celles de la population totale. « La seule maladie qui est plus présente chez les chefs d’entreprises, c’est le diabète, mais pas de manière significative. Mais pour les autres maladies, c’est moins fort » note Olivier Torrès. D’autres informations, qui viennent de l’étranger, ne sont pas plus rassurantes : « D’après une étude danoise, la consommation d’anxiolytiques est plus forte chez les entrepreneurs que dans le reste de la population. Mais l’étude montre que la consommation du conjoint est également plus forte, même s’il ne travaille pas dans l’entreprise ! Il y a assurément un impact », alerte Olivier Torrès. Avec son observatoire, le chercheur espère « mettre en évidence des techniques de santé préventives pour l’homme ou la femme pressée ».
Théoriser la PME
« La PME est la grande oubliée de la Ve République. Or, la diversité de la PME est une ressource mobilisable au niveau national par toutes les idéologies (proximité, moins polluante, terroir / aménagement des territoires, high-tech, etc.). Il faut théoriser la PME, car les élites ne respectent que les théories. La PME est un monde fragile mais agile, la grande entreprise est un monde puissant mais violent. Un monde agile et puissant reste à inventer », conclut Olivier Torrès.
L’observatoire de la santé des dirigeants de PME, en bref
- Sujets de recherche (6 doctorants) : « La santé, premier capital immatériel de l’entreprise », « gestion du sommeil et efficacité entrepreneuriale », « dégradation de la santé post-transmission », « burn-out patronal », « rôle de la santé dans l’octroi de crédits » et « rôle de la santé dans les structures d’incubation et d’accompagnement »
- Financements (500 000 euros) :
- Agglomération de Montpellier
- Services de santé au travail du Roussillon (PST-LR)
- 5 chambres des métiers (Bouches du Rhône, Annecy, Montpellier, Val-de-Marne, Deux-Sèvres)
- 70 chefs entreprises à travers un don de 500 euros
- Labex, labo excellence sur 10 ans, pour financer la recherche
- Malakoff Médéric / CJD (Centre des Jeunes Dirigeants)
Que sont-ils devenus ?
Le 18 juin 2012, Olivier Torrès a inauguré la première chaire dédiée à la thématique de la santé des dirigeants de PME, commerçants et artisans à Montpellier.